Le Roi Candaule par Boccace

Le Mythe du Roi Candaule écrit par l’auteur florentin Giovanni Boccacio

Par Candaule le 25 janvier 2020
Dans Histoire et candaulisme

Avant de vous présenter une traduction de cette œuvre qui vient éclairer notre pratique, intéressons-nous à son auteur : Giovanni Boccaccio.

Jean Boccace (en français) est un écrivain florentin du début du XIVe siècle, c’est un toscan né à Certaldo en 1313, il est considéré par ses pairs comme un être doux, affable et fort gai, ou plutôt fort joyeux. Il est le fils illégitime d’un très important homme d’affaires résidant à Florence du nom de Boccaccino di Chelino. Après plusieurs voyages qui l’ont conduit à Paris, il se lie avec des nobles de la cour de la maison d’Anjou. Là, il découvre et cultive ses connaissances littéraires tant latines que celles liées à la chevalerie française. Il est considéré comme le créateur de la prose italienne.

Le texte que nous vous proposons de lire ici est intitulé « Le roi Candaule ». Il a été écrit par Jean Boccace durant la peste de 1348 qui frappe la ville de Florence. Pour se protéger de la peste 10 jeunes gens décident de s’enfermer dans une villa isolée. Ils y restent pendant 14 jours, et pour passer le temps et oublier la terrible pandémie, ils se racontent à tour de rôle, des contes les uns aux autres. Boccaccio en a tiré une centaine de contes il intitule ce recueil : "Il Décaméron" littéralement le " livre des dix journées ". Cette œuvre est célèbre pour ses récits de galanterie amoureuse, qui vont de l’érotique au tragique. L’histoire du roi Candaule est la onzième et dernière histoire du dixième jour qui compose ce recueil.
Mais découvrons à présent le conte intitulé : " le roi Candaule "

La Lydie, ancienne province de l’Asie Mineure, qu’on appelait auparavant Moeonie, tire son nom de Lydus, fils d’Atys ou d’Atyes, le premier roi de la dynastie des Athiades ou des Atydes.

Camblitas, un des 19 rois de cette dynastie, se rendit mémorable par son grand appétit. On assure qu’une nuit il se trouva si pressé de la faim, qu’il dévora la reine sa femme couchée auprès de lui, et qu’il s’en aperçu le lendemain parce qu’il lui était resté une des mains de cette princesse entre les dents. Pour donner à cette fable un air de vraisemblance, on ajoute qu’il attribua cet excès à quelques maléfices, et qu’il se poignarda de désespoir.

Omphale, femme d’un des rois de la dynastie suivante, et célèbre par l’amour d’Hercule, qui brûla pour ses charmes. Elle était alors veuve de Tmolus. Plusieurs anciens monuments, qui la représente portant la massue et la peau de lion à côté d’Hercule, vêtue d’une robe de pourpre, filant de la laine, on fait dire que cette reine oblige à ce héros, jusqu’alors invincible, non seulement à se déguiser et à changer sa massue quenouille et sa peau de lion en ajustements de femme, et qu’elle réduisit encore à l’état humiliant des femmes qui la servaient en qualité de domestiques : exemple mémorable de l’empire de l’amour et de l’ascendant qu’ont les femmes sur l’esprit et le cœur des hommes. Les complaisances d’Hercule furent payées d’un tendre retour : Omphale le rendit heureux, et il en eut un fils nommé Agélias, de qui descendait Gigès, dont va raconter l’histoire.

Hercule avait eu d’une autre maîtresse un fils connu sous le nom de Cléolas, au petit-fils duquel l’oracle fit donner la couronne de Lydie. Il s’appelait Argon, et fut le premier roi de cette seconde dynastie. Il eut 22 princes de sang qui lui succédèrent. Le dernier de sa branche fut Candaule, un des principaux personnages de cette nouvelle.

Ce prince était amoureux fou de sa femme ; mais son amour était aussi bizarre qu’excessif ; il n’entretenait ses courtisans que des charmes de la reine et obligeait les poètes de sa cour à célébrer sa beauté par leur champ. Il interrompait les affaires les plus sérieuses pour parler de l’éclat de sa figure, de la blancheur de sa peau, de l’élégance de sa taille, de la belle forme de tous ses membres ; en un mot, il était fou de la reine, dont la beauté justifiait véritablement les éloges, mais qui eut été beaucoup plus flatté de l’attachement de Candaule si elle l’eût dû à sa vertu ; car elle en était infiniment plus jalouse que de ses qualités extérieures.

Gigès, qui descendait d’Hercule et qui sortait du sang royal par Omphale, était un des plus jeunes et des plus beaux seigneurs de la cour de Candaule, dont il était parent. Il resta d’abord inconnu parmi les gardes du prince ; mais le roi, instruit de la noblesse de son origine, le prit bientôt en amitié, l’éleva aux premières dignités, et en fît son confident.

Toujours amoureux de sa femme, il crut qu’il ne pouvait être parfaitement heureux si son favori ne connaissait tous les charmes de la princesse. Quelle est belle ! Mon cher Gigès ; tu ne saurais en avoir une juste idée, à moins de la connaître comme je la connais. Jamais les dieux ne formèrent rien de si touchant ; elle pourrait le discuter de beauté à la mère des amours. Je veux te rendre le témoin de ma félicité. Entre avec moi dans l’appartement de la reine, tu verras les caresses que je reçois ; il te sera facile de contempler tous les attraits de celle que j’adore. Je te mettrai à portée de jouir d’un si doux spectacle. Viens, mon ami, viens prendre part, s’il se peut, à tous mes plaisirs.

Ah ! Seigneur, répondit Gigès, que me proposez-vous ? À juger des charmes cachés de la reine par ce qui se laisse voir, je me persuade aisément que rien n’est si beau, et que votre bonheur égale votre vertu. Pourquoi voulez-vous révéler à d’autres des beautés réservées pour le seul Candaule ? Je ne sais que trop que les rois sont les favoris des dieux, et que c’est pour eux que la fortune réserve toutes ses faveurs.

Comme il n’est pas au pouvoir des autres hommes d’en espérer de pareilles, ne me faites point désirer un bien auquel je ne dois point inspirer, un bien que je désirerais vainement. Je ne doute point, encore une fois, que la reine ne réunissant sa personne tous les agréments possibles. Mais, croyez-moi, seigneur, il est des situations dans lesquelles les femmes ne veulent point être vues ; et vous n’ignorez pas que, lorsqu’elles se sont laissé apercevoir de si près, il est souvent à craindre qu’elles n’en restent pas là.

Cette sage remontrance ne désabusa point le roi : il fallut que son favori cédât au ridicule empressement de Candaule. Je te cacherais, lui dit-il, et, par ce moyen, la reine ne pourra se refuser au plaisir que je veux te donner.

Gigès fut secrètement introduit dans l’appartement par le roi lui-même, qui le cacha derrière une jalousie, d’où il pouvait contempler à son aise les beautés les plus cachées de la princesse. Elle prenait le bain, et était dans l’état où il faut être pour le bien prendre. Rien n’échappa au regard curieux du favori, qui ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’en effet Candaule était le plus heureux et le plus passionné de tous les Maris. Il fut si ému de ce spectacle, qu’il ne connaissait pas.

Le plus violent amour pour la reine s’empara de tous ses sens, et il eut à peine la force de se contenir. Non seulement il devint passionné, mais il sentait déjà les mouvements de jalousie, et murmurer au-dessus de lui-même de ce qu’un autre que lui fut possesseur de tant d’attraits. La justice et l’honnêteté, ni l’honnêteté de son rival, ne purent arrêter ses désirs ni le défendre de former des projets criminels pour satisfaire sa passion.

Il tardait à Candaule de rejoindre son favori pour jouir de sa surprise et du plaisir de l’entendre faire l’éloge du trésor de beauté dont il était possesseur. Il fit éloigner la reine, et rejoignit son ami. Eh bien ! Gigès, qui craignait de faire connaître ses vrais sentiments, de peur de lui inspirer de la défiance, ne répondez rien. Candaule, surpris de ce silence, lui remarqua son étonnement, et, voyant qu’il s’obstinait à ne pas parler, il le pressa de lui en dire les motifs.

Seigneur, puisque vous m’ordonnez de m’expliquer, dit Gigès assez froidement, je vous avouerai que je m’étais formé de la beauté de la reine une idée plus avantageuse que celle que j’en ai depuis que j’ai été porté de juger de ses attraits cachés, et que le plus grand charme qu’elle ait à présent à mes yeux et celui de vous plaire…

Quoi ! Interrompit brusquement Candaule, tu ne la trouves pas adorable, incomparable, divine ?

Non, seigneur, repris de favori ; et, puisque vous désirez que je vous parle franchement, je connais 20 femmes qui lui disputeraient le prix de la beauté, si le titre de reine qu’elle porte ne leur interdisait la liberté. Je conviens qu’elle est bien faite, qu’elle a la peau blanche ; mais je connais des femmes qui ont le pied plus joli et la gorge plus ferme.

Candaule cru que Gigès avait perdu le goût et l’esprit. Il eut pitié de sa stupidité ; et, comme s’il eût cherché sérieusement à se perdre, il alla en entretenir sa femme. Croiriez-vous, Madame, lui dit-il, qu’il y eut dans le monde un homme qui ne vous trouva pas la plus belle personne de la terre, et qui vous en préféra vingt autres, qui sont à son gré plus dignes d’être aimées que vous ? Gigès, ajouta-t-il, être cet homme extraordinaire. Je l’aime assez pour avoir voulu lui donner le plaisir de vous voir dans votre bain. J’en attendais une surprise que je n’ai point trouvée : il n’a point senti la moindre émotion à votre vue ; et ce que tous les dieux devaient adorer, un homme seul en a été spectateur sans en avoir été touché.

Candaule cru se rendre bien recommandable à la reine par ce discours : il se trompa grossièrement. Elle a pris avec indignation le tour que son mari lui avait joué ; et, si elle dissimula son ressentiment, ce fut pour se venger plus sûrement.

Quoi ! Disait-elle en elle-même, le roi prostitue sa femme à l’un de ses sujets ! Il la donne en spectacle à Gigès ! Le misérable ! Il ne sent pas le mépris que cette lâcheté va lui attirer. C’est avec raison que favoriser si peu de cas de mes charmes. Comment estimer une femme que son mari estime assez peu pour la montrer nue à son ami ? Le mépris qu’il a pour Candaule à passer jusqu’à moi. Quelle honte pour ma fierté ! Non, je ne puis vaincre juste un courroux. Il faut qu’il éclate ; je ne suis plus femme de celui qui ose me prostituer, je le serais plutôt de Gigès. Ah ! S’il peut avoir assez de courage pour me venger !… Oui, je porte jusque-là ma haine. Je suis résolue de lui donner la couronne en lui donnant moi-même. Il est d’une illustre origine ; il s’est distingué par des actions héroïques : s’il dédaigne mes charmes, il sera touché de la noblesse de mes sentiments, et je serai plus heureuse avec lui qu’avec l’époux dont l’amour extravagant m’a avilie.

La reine, pleines de cette idée, manda aussitôt Gigès. Il était occupé de sa passion naissante, et cherchait dans sa tête un moyen pour faire connaître ses sentiments à celle pour qui il soupirait. On devine combien il dut être charmé de se voir appeler par la reine elle-même. Ayant accouru à ses ordres : Gigès, lui dit-elle en le voyant entrer, ce n’est pas pour te reprocher le mépris que tu fais de mes charmes que je t’envoie chercher ; peut-être ne les dédaignes-tu que parce que tu ne les as pas assez considérés ; c’est pour te parler de la lâcheté de Candaule. Pourrais-tu le justifier de m’avoir ainsi sacrifié à sa folle vanité ? Crois-tu qu’après m’avoir livrée à un autre, je puisse ou je doive l’estimer et conserver pour lui le moindre sentiment de tendresse ? Non, Gigès, tu te trompes si tu me juges assez stupide pour être insensible à un tel affront. Entre dans ma peine, et résous toi à me venger de cette humiliation. Je te l’ordonne, tu dois m’obéir, ou c’est fait de ta vie. Il n’y a que mon mari qui puisse me voir dans l’état où tu m’as vu, et je ne veux ni ne puisse avoir deux mari à la fois. Tu dois m’entendre. Vois ce que je te propose. Si tu laisses vivre Candaule, il faut que tu meures ; mais, s’il meurt, il faut que je t’épouse. Choisis, et songe que, si tu balances un seul moment, c’est fait de tes jours.

Il est aisé de se représenter quels furent l’étonnement et le trouble de Gigès : il adorait la reine, il l’eut préféré seule à tous les empires de la terre, et lui en offrait un avec la possession de son cœur. Il se détermina bientôt : Madame, lui dit-il en se jetant à ses pieds, Gigès est au comble de sa joie ; il approuve votre haine ; jamais il n’y en eut de plus juste. Candaule est indigne de posséder tant d’appât et tant de vertu. Je vous adore, Madame ; et, si j’ai feint d’être insensible à votre divine beauté, ce n’est que pour cacher à celui qui vous a exposé à mes regards l’amour que vous m’avez inspiré. J’osais porter mes vœux jusqu’à vous, et j’avais intérêt d’abuser votre époux. Je me livre à vos desseins, et je consens à mourir si vous n’êtes bientôt vengée. La grâce que je vous demande, Madame, c’est de me continuer la confiance que vous me témoignez. Il ne dépendra pas de mon zèle de m’en rendre digne.

Gigès sortit et laissa la reine fort pensive. Le plaisir d’apprendre que Gigès n’avait montré de l’indifférence pour saboter que pour tromper la jalousie de son mari la soutint dans son projet. La bonne mine de son amant, les qualités qu’elle lui reconnaissait, et qui lui avait gagné l’estime de toute la cour, le zèle qu’il venait de lui montrer, tout ça lui inspira pour lui une inclinaison soudaine, qui lui fit juger que les dieux avaient ordonné la mort de Candaule. C’est ainsi que les passions s’accrochent à tout ce qui peut justifier les désordres qu’elles entraînent après elles.

Gigès, occupé de son amour et de la grandeur de son entreprise, rêver au moyen qu’il emploierait pour consommer ses desseins. Les bontés dont le roi l’avait toujours honoré se représentaient quelquefois son esprit, et il se reprochait son crime et son ingratitude. Que je suis malheureux, disait-il dans ces moments où la voie du repentir se faisait entendre à son cœur ! Il faut ou que je trahisse l’amitié et que j’attente à la vie de mon bienfaiteur et de mon maître, ou que je m’expose à tout le ressentiment d’une femme outragée et que j’adore. Quel parti prendre ? Oublierai-je tout ce que je dois à la faveur du roi pour m’abandonner au mouvement d’une passion que je ne puis satisfaire qu’à ce prix ? Puis-je balancer ? L’amour de la reine, l’attrait d’une couronne, la main, le cœur d’une femme adorable, peuvent-ils être balancés par la crainte de punir un traître dont les dieux semblent avoir ordonné le trépas ? Il s’arrêta à cette idée et il eut bientôt étouffer les remords. Il résolut donc d’exécuter son crime à la première occasion. Il ne s’agissait plus que de prendre des mesures pour assassiner le roi sans aucun danger pour sa propre vie.

Étant sorti de chez lui pour rêver plus à son aise au moyen de consommer son crime sans se compromettre, il alla se promener hors de la ville. Son esprit, combattu par 1000 réflexions, ne lui permis pas de s’apercevoir qu’il avait fait beaucoup de chemin dans la campagne. Il ne sortit de sa rêverie que lorsque le ciel, qui s’étaient couverts tout à coup de nuages, eu répandu sur l’horizon une obscurité qui lui fit craindre de ne plus se retrouver. Il erra longtemps à l’aventure, tremblant à chaque coup de tonnerre, et s’imaginant que les dieux l’avertissaient, par cet orage inattendu, qu’il désapprouvait sa résolution. Les remords se réveillent dans son cœur agité ; il fait vœu de renoncer à son projet, et de sacrifier sa vie plutôt que de le mettre à exécution ; mais, le bruit du tonnerre ayant cessé, l’espérance succéda la crainte. Il rougit même de sa faiblesse, et revint à son premier dessein avec la ferme résolution de le suivre dès qu’il trouverait l’occasion favorable.

Le calme s’étant insensiblement rétabli, mais la pluie continuait toujours. Gigès, qui avait gagné les bords d’une chaîne de rochers pour se mettre à l’abri du mauvais temps, entra dans une caverne qui s’offrit à sa vue, et qu’il ne connaissait pas. L’entrée lui en parue singulière, expliqua sa curiosité. Il y rencontra un chemin frayé, au bout duquel il aperçut une lumière. Il s’avança, évidemment forcément un grand cheval d’airain, éclairé de chaque côté par de grandes lampes.

Les flancs de ce cheval avaient chacun une ouverture. Quelque merveilleuse que fut cette aventure, Gigès ne s’en étonna. Il visita le dedans de cette machine, et il y trouva un corps mort d’une grandeur extraordinaire. Comme il n’était pas facile à intimider, il visita curieusement ce cadavre, et ne lui trouva rien de remarquable qu’une bague d’or qu’il avait au doigt de sa main droite. Gigès s’en saisit, et la mit à un de ses doigts. Après avoir visité le reste de cette caverne merveilleuse, il ressortit de là ; et, la pluie ayant ensuite tout à fait cessé, il reprit le chemin de la ville.

Il fut fort surpris en rentrant chez lui, en donnant quelques ordres, d’entendre ces gens se récrier comme s’il eusse vu quelques spectres. Ils fuyaient au son de sa voix, et il semblait qu’ils ne pussent se rassurer. Il les voyait regarder de tous côtés en fuyant, les entendait se demander les uns aux autres où était leur maître, dont ils avaient entendu distinctement la voix sans qu’il eût vu.

Cette observation lui fit penser que l’anneau qu’il avait au doigt pouvait bien causer ce changement. Il considéra la bague plus attentivement ; il vit qu’elle était finement travaillée. Il voulut en examiner la pierre, et la tourna sur le dessus de la main. Dès le même instant, les gens, que sa voix avait effrayé, le saluèrent et furent rassurés en le voyant. Quoi ! Leur dit-il alors, je vous parle depuis une heure, et vous ne répondez que par des cris ? Est-ce que ma présence vous effraie, ou suis-je changé au point que vous ne me reconnaissez plus ? Ah ! Seigneur, lui dirent-ils, nous ne vous avons jamais méconnu ; mais nous entendions votre voix sans voir où vous étiez. C’est ce qui nous empêchait de vous répondre, et ce qui nous a un peu épouvanté ; car nous ne savions que croire. Ce n’est que dans cet instant que nous vous voyons.

Vous êtes tous des imbéciles ; j’étais derrière ce paravent, leur répondit Gigès, qui voulait leur donner le change sur ce qui venait de se passer : en un mot, il crut devoir se donner de garde de faire une seconde expérience de la vertu de l’anneau en leur présence, et c’est pour cette raison qu’il est prêt à de faux et de visionnaire.

Après avoir tâché de leur faire prendre le change sur la vérité de ce qui venait d’arriver, et désirant de faire plus particulièrement l’essai de cette bague magique, il ressortit, et il vint chez le roi. Le chaton de sa bague était tourné vers le creux de la main, comme il l’avait en entrant chez lui. Alors il s’aperçut qu’il voyait et qu’il entendait tout le monde sans être vu de personnes. Pour s’en convaincre d’une manière irrévocable, il s’avisa de toucher un courtisan sur l’épaule, qui lui parut tout surpris de n’avoir pu voir d’où le coup était parti, et qui ne cessait de tourner la tête de tous côtés pour tâcher de découvrir si quelqu’un le suivait.

Il serait difficile d’exprimer la joie de Gigès. Il ne douta. Que les dieux ne le protégeassent et ne lui eussent envoyé ce secours pour se défaire de Candaule. Il voulut se donner un plaisir qu’il n’avait point encore eu de celle avec Euphémie, la plus chère de ces femmes et la confidente de tous ses secrets. Admires-tu, lui disait-elle au moment qu’il entrait, la fatalité de ma destinée ? Il n’est rien de plus vrai que j’étais réservé pour un autre que pour Candaule, tout amoureux fou qu’il est de moi, ou plutôt à cause de sa folie même. Je me suis vu obliger d’aimer ce prince : il était mon époux et mon roi ; mais ces extravagances ont commencé par me refroidir, et sa lâcheté me l’a rendu odieux. Dès le moment où j’ai appris qu’il m’avait prostituée au regard de Gigès, j’ai rompu tous les liens qui m’attachèrent à lui. Mais, te le dirais-je, ma chère Euphémie ? J’estime, j’aime déjà, j’adore même Gigès. Dans le dernier entretien que j’ai eu avec lui, la douceur de sa physionomie et l’éloquence de ses paroles ont fait une impression sur moi que je ne puis surmonter, et je sens qu’il faut que je meure ou que je l’épouse. N’est-ce pas une preuve que le ciel l’avait ? Nous donnerait-il ses sentiments, s’il ne voulait que nous y déférassions ? J’obéis odieux quand je cède à mon penchant, et, quand je ne suis pas maîtresse de ne point aimer, je conclus qu’ils ont voulu que j’aimasse. Gigès, continua-t-elle, a joui d’un privilège qui n’appartient qu’à mon mari ; il m’a vu toute nue par l’indiscrétion du roi : si le roi m’eut estimé, il ne m’eut. Avilie de la sorte, il est de mon honneur de me venger de ce mépris : il ne faut pas qu’il existe deux hommes qui aient joui à mon égard d’un droit qui n’appartient qu’à un époux : la nature et la loi défendent d’avoir deux maris. Je dois donc me défaire de celui qui m’a mésestimée au point de faire partager ses droits à un autre. D’ailleurs, j’aime Gigès ; il m’aime aussi : il n’en faut pas davantage pour justifier mon dessein.

Gigès, transporté de joie d’entendre ainsi parler la reine, oublia qu’il était invisible ; et, se jetant brusquement à ses pieds : Ah ! Madame. Lui dit-il, que je sais bon gré aux dieux de vous avoir inspiré de la sorte. N’en doutez point, Ils avaient ordonné cet amour. Eh qui doit vous être plus cher que Gigès ? Il vous estime, il vous adore, il vous adorera toujours ; l’indigne Candaule ne mérite aucun ménagement. Oui, Madame, haïssez-le cet époux qui vous a trahi et qui doit vous déplaire. S’il vous eut aimé, il se serait conduit différemment. Gigès ne vous trahira jamais ; il cherchera tous les moyens de vous rendre heureuse ; vous pouvez compter sur son inviolable fidélité.

La reine fit un grand cri à ce discours inattendu. Elle reconnaissait la voix de son amant, mais elle ne le voyait ; et, ce qui redoublé sa frayeur, elle se sentait embrasser les genoux. Elle fit de vains efforts pour se lever ; elle était retenue par des bras invisibles. La voix de Gigès avait causé la même alarme à Euphémie, qui joignit ses cris à ceux de la reine. On suit presque aussitôt, dans le reste de l’appartement, le prodige qui venait d’arriver dans la chambre de la princesse, car ces autres femmes accoururent au bruit qu’elles avaient fait.

Gigès, se reprochant son imprudence ne garde de se montrer. Il se releva et se plaça dans un endroit de la chambre où il pouvait contempler à son aise les charmes de l’objet dont il était enflammé.

Gigès revint chez lui sans se montrer à la reine, parce qu’elle n’était seule. Cette princesse était rêveuse. La voix qu’elle avait entendue était toujours présente à son imagination ; elle brûlait d’impatience de revoir son amant pour lui faire part de ce qui lui était arrivé, et pour lui demander l’explication de ce phénomène, dans ce cas qu’il fut son ouvrage.

Il revint le lendemain, pendant que le roi était enfermé avec les prêtres, qu’il consultait sur cet événement. La reine s’entretenait avec Euphémie de la singularité de ce prodige. Gigès se mit à ses pieds sans se faire voir. Ne craignez rien, Madame, lui dit-il, c’est votre fidèle amant qui quitta vos genoux ; et, dans le même temps, tourna son anneau, et il se laissa voir à cette princesse. Elle fit un cri de joie et d’étonnement. Il l’eut bientôt rassuré. Elle voulut apprendre alors par quels moyens il savait ainsi disparaître. Gigès lui raconta son aventure après qu’on eut fait retirer Euphémie. Ils ne doutèrent, l’un et l’autre, que le ciel ne fut intéressé pour eux, en mettant entre leurs mains un moyen si sûr de se délivrer de Candaule.

La mort de ce prince fut donc résolue. Il fallait se hâter, de peur que le fait vain à être éclairci, et qu’on ne sut que Gigès était cet être invisible qui avait causé tant de frayeur dans le palais.

Le roi, après avoir consulté les prêtres de ses dieux, en avait appris qu’il fallait que ce fut un jeu de quelque homme adroit qui cherchait à se divertir, et il avait résolu d’approfondir ce mystère. Il était temps de prévenir ses recherches ; les domestiques de Gigès pouvaient parler. La reine et son amant convinrent qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

Gigès rentra la nuit dans le palais, et le terrain avec un poignard à la main à l’entrée du vestibule qui conduisait à l’appartement où la reine couchait. Il crut devoir exécuter son projet devant témoins, afin qu’on n’impute à personne la mort du prince. Le roi, accompagné de plusieurs courtisans et de plusieurs valets, quelques moments après pour se rendre à l’appartement de la reine. Gigès s’avance, lui perce le sein, et le laisse mort sur la place. Ce meurtre causa une frayeur d’autant plus grande qu’on ne vit point La main qui avait frappé le roi. Chacun regarda sa mort comme un miracle. La reine, qui en fut instruite sur-le-champ, feignit une douleur mortelle. Cependant Gigès ne tarda pas à se montrer, et feignit d’être accouru au bruit de cette mort, dont la nouvelle fut bientôt répandue dans tout le palais.

Comme il était du sang des Mermnades, qui descendait d’Hercule, et que Candaule ne laissait point d’enfant, il fut bientôt déclaré roi, parler brigues secrètes de la reine et par les suffrages des grands. Il épousa depuis cette princesse ; et l’oracle de Delphes ayant confirmé son élection, il fut reconnu de tous pour le légitime successeur de la couronne ; et c’est par lui que commença la troisième dynastie des rois de Lydie

Rappelons que cette version du Mythe reprends la notion de l’anneau dont platon avait enrichi l’histoire, par contre Boccace laisse à Gyges ses origines royales comme en témoigne Hérodote. Cette version est donc comme un mix, une version conciliant les écrits d’Hérodote et de Platon.

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